LEURRER v. tr. — 1373 ; loirier 1220 ; de leurre 1. Faire revenir (le faucon) en lui présentant le leurre. 2. (1609) fig. et cour. Attirer (qqn) par des apparences séduisantes, des espérances vaines.
Je me suis posé cette question pour la première fois après avoir lu le verdict de l'affaire Humpich. M Serge Humpich a été condamné pour diverses raisons, assez peu détaillées, mais notamment pour avoir « leurré [son] terminal de paiement ».
Les faits qualifiés par cet extrait de jugement peuvent se résumer comme suit. M Humpich, après avoir acheté un terminal de paiement, a essayé et réussi à l'utiliser sans carte bancaire. À la place, il a programmé et utilisé ses propres cartes à puce. Il a agi seul en se contentant de réfléchir et bricoler chez lui. Pour utiliser une analogie mécanique, il aurait acheté un coffre-fort réputé inviolable. Puis il aurait bricolé une clé dans son atelier et réussi à ouvrir le coffre avec sa propre clé, au lieu de la clé fournie par le fabricant.
On remarque que dans les deux cas, il fournit une preuve irréfutable de la non inviolabilité de l'objet...
J'ai trouvé de nombreuses motivations de ce jugement totalement erronées. Je pense cependant qu'une expression d'apparence anodine révèle et résume en quoi il n'est pas bon : Leurrer un terminal de paiement. S'agissant d'un ordinateur, c'est une expression qui entre dans le langage courant. Elle ne cause pas une réaction immédiate, même après plusieurs années d'expérience professionnelle en informatique. Le verbe leurrer donne simplement un sens négatif à l'acte qualifié. Pourtant cette expression ne signifie rien de clair car elle n'a en fait aucun sens. Mais le fait qu'elle soit utilisée comme motivation d'un jugement, pour condamner pénalement quelqu'un, dévoile une petite partie des profonds préjugés et de la légèreté avec lesquels la condamnation est tombée.
Alors, que peut-on comprendre par leurrer ? M Humpich a utilisé un appareil tel qu'il était prévu qu'on l'utilise, mais sans utiliser la clé (en l'occurrence la carte) prévue. Cela suffit-il pour utiliser le terme leurrer ? Dirait-on de quelqu'un qui trouve comment ouvrir un coffre-fort en créant sa propre clé, qu'il a leurré le coffre-fort ? Certainement pas. Pourquoi ? Car un coffre n'est qu'une chose.
Clairement, comme un coffre, un terminal de paiement est une chose. En l'occurrence c'est une machine qui contient un ordinateur. Leurrer une chose, quel sens cela peut-il avoir ? Le fait qu'il s'agisse d'un ordinateur change-t-il la donne ? Je ne le pense pas. Je ne vois aucun sens à la phrase : Il a leurré une chose. Donc je ne vois aucun sens à la phrase : Il a leurré un ordinateur. Pourtant il existe un jugement récent reprochant à quelqu'un d'avoir leurré un terminal de paiement.
Quel genre de réflexion peut amener à écrire qu'un ordinateur est une chose que l'on peut leurrer ? Manifestement il faut accorder une certaine conscience à un ordinateur. Lorsqu'on y pense posément, cela paraît absurde. Il faut donc en déduire que le terme leurrer n'est pas le fruit d'une réflexion, mais plutôt celui d'un sentiment que l'ordinateur a une sorte de conscience. L'observation de certains utilisateurs devant un programme peu intuitif ou défectueux corrobore cette déduction : ils pestent contre l'ordinateur, le frappent, l'insultent, comme s'il était doté d'une vie, d'intentions propres.
J'ai la nette impression que ce verdict est mal fondé, car le juge n'a évidemment pas pu trouver dans la loi de quoi soutenir clairement ses préjugés, sa vision anthropomorphe d'un simple appareil. Il peut paraître étonnant qu'un jugement puisse être ainsi influencé. Mais l'usage relativement courant du verbe leurrer dans ce contexte montre que c'est une vision assez répandue.
En fait, le problème est très bien énoncé par une citation d'un des plus célèbres informaticiens, Edsger W. Dijkstra : The use of anthropomorphic terminology when dealing with computing systems is a symptom of professional immaturity (L'usage d'une terminologie anthropomorphique en relation avec les systèmes informatiques est un symptôme d'immaturité professionnelle). Lorsque cela ne concernait que la technique, ce n'était pas grave. Malheureusement lorsque le pouvoir judiciaire souffre du même problème, l'incompréhension fait courir de graves risques aux informaticiens.
© Marc Mongenet, avril 2000.
Dernière modification et
validation
le 7 mars 2003.